Si c'était dans nos ratures, nos loupés, nos pas de côté, nos folies qu'attendaient d'être révélés nos trésors ?

Analyse d'Anne Dufourmantelle

PSYCHANALYSE

Anne Dufourmantelle

11/4/20254 min read

Ils arrivent malheureux dans les cabinets des thérapeutes pour être "soignés", guéris de cette lépre qui les empêche de vivre doucement comme les autres, sans faire de foin, sans bruit, sans trop d'éclats, sans casse.

Comment leur dire que ce délire une fois refermé, leur être connaîtra une tristesse indicible et sans nom, que dans cet exil tranquille, ils perdront leur foi et le sens de leur vie, qu'ils finiront par faire une saine "dépression"sans savoir pourquoi.

Ils auront oublié qu'un jour leur vie s'est ouverte en deux, a laissé passer la lumière, trop forte, trop vive, certes, peut-être, mais que de ce trésor, s'ils ne s'en emparent pas, s'ils ne s'en font pas les découvreurs, ils deviendront des fossoyeurs.

Et si en plus, ils sont devenus eux-mêmes médecins, thérapeutes, juges, enseignants, ils auront et sauront qu'ils sont passés corps et âme du côté des censeurs, et intérieurement ne se le pardonneront jamais, traînant le fardeau d'une vocation secrètement brisée (mais inconnue) dans un métier - à part ça magnifique - auquel ils furent secrètement ordonnés comme au bagne.

Comment leur dire de ne plus avoir peur de leur "délire", comment leur faire un signe de reconnaissance discret (sans attirer l'attention) en leur parlant de cette effrayante, effroyable "manie", en leur montrant l'extraordinaire réserve de douceur, d'intelligence, de bonté, de créativité qu'elle recèle.

Ils ont accumulé tant de digues que la plupart du temps le barrage est devenu définitif, pas de retour en arrière possible, ouf ! se disent-ils, j'y ai échappé - sauvés !
Et quand cette indicible tristesse les prend, venue de nulle part, cet à quoi bon qui s'étend sur chaque moment de leur vie de vivant, comment leur dire que cette tristesse est le refus d'oublier la "manie", la folie qui les a un jour habités, un jour soulevés, un jour débordés ?

On peut troquer cette part de folie contre une phobie tranquille, éviter les grandes avenues désertes, les avions transatlantiques, les serpents - surtout dans les rues trop éclairées des grandes métropoles, on peut aussi ranger cela dans l'attirail "jeunesse" avec pêle-mêle les flirts, les envies de changer le monde, les nuits blanches, l'amitié jurée jusqu'à la mort, l'envie de tout plaquer, l'amour fou, et se dire qu'on s'en est bien sorti tout de même.

On a même fait une famille, on est opérationnel et surtout responsable.

Comme si la responsabilité envers soi n'exigeait pas, au minimum, une fidélité absolue à ses rêves.
A l'enfance, à ce qui a fait de vous cet être-là avec ces yeux-là, cette peau-là, cette démarche, cette lassitude aussi.
Il ne s'agit pas de "pousser aux extrêmes", de se croire invulnérable à ce qui dans le délire peut, il est vrai, vous faire basculer de l'autre côté, dans l'enfer de l'angoisse et de la non-reconnaissance aveugle de soi.

Il n'est pas facile d'être perdu dans ces contrées-là, elles ont à voir avec des contrées dévastées par d'autres.

Je veux dire que dans les "délires" sont aussi inscrits les guerres, les traumatismes, les accidents de filiation, tous les secrets, les blessures de ceux qui nous ont précédés dans les générations et que nous avons à charge, d'une certaine manière, de porter au jour, de délivrer de l'oubli.

Sans les blessés défigurés de 14-18, sans les gazés de 39-45, sans les sens interdits de l'histoire (il n'y a jamais eu de guerre d'Algérie, quelle guerre ? quelles tortures ? de quoi parlez-vous ?) sans la honte, les incestes, les faux pères, les faux enfants, et tous les silences, sans les paroles meurtrières, les malédictions et les coups répétés, que seraient nos délires ?
Ils sont les rêves venus de ces aires dévastées qu'habitent les spectres et les images à demi effacées qui insistent pour qu'on s'en souvienne, malgré tout.

Ce sont les joies inconnues venues aussi de notre capacité à faire de la vérité autre chose qu'une convenance, autre chose qu'un réglage.
Le délire est une reconnaissance de la vérité qui excède les capacités de notre être - ça nous déborde et nous persécute, alors on en fait des voix qui nous menacent, mais ces voix ne disent pas n'importe quoi.

La folie n'est pas une contrée inhabitée, c'est plutôt une langue oubliée.
Trouver en soi les chemins pour en comprendre l'insistance, c'est permettre à ces voix anciennes de se délivrer en nous et nous, avec elles, de créer notre propre langue.
C'est être des traducteurs.

Passer de l'effroi au langage, de la stupeur de l'enfance à l'écoute de ce qui en nous, nous parle d'autre chose, d'inconnu, certes, mais peut-être pas hostile.

Anne Dufourmantelle