Des Hommes et des machines.

Et puis un jour, une femme..

SOCIÉTÉ

Valérie Marais

5/26/20254 min read

Depuis quelques temps, lorsque je fais mes courses au supermarché, je me dirige de plus en plus souvent vers les caisses automatiques. Il me semble d’ailleurs qu’il y a de moins en moins de personnels qualifiés en poste aux caisses traditionnelles, ce qui engendre des files d’attente de plus en plus longues à ces caisses crées à l’origine pour des achats rapides comptant moins de dix articles et qui ne sont par ailleurs pas du tout automatiques étant donné que c’est le client qui fait le job et une caissière qui joue les agents de surveillance.

C’est ainsi que je me retrouve donc avec mes gros sacs remplis à ras bord à jouer à la caissière.

Les rôles sont-ils ainsi interchangeables ? J’essaie d’être méticuleuse, je passe trois heures à

trouver les codes barres et quand je crois avoir tout scanner correctement, tout le bazar se bloque et le contour de l’écran vire au rouge. J’ai la sensation d’avoir commis une bêtise et d’attendre une réprimande ou une sauveuse au choix d’un job que j’exécute et dont je ne suis ni qualifiée ni rémunérée avec la probabilité d’un contrôle qui sous-entend la potentialité d’une délinquance sous-jacente .

Comment dire que ce concept m’irrite et m’inquiète quelque peu.

Aurais-je un jour l’idée de proposer à un de mes clients pour une séance de thérapie qu’il se fasse une auto-thérapie ? Je lui dirais de s’assoir et de se débrouiller : Anamnèse-interrogatoire-détermination d’objectif- écologie-stratégie thérapeutique- hypnose ou Emdr au choix d’une discipline dont le gars ne maîtrise absolument rien. Et moi je serais assise là à l’observer se débattre avec lui-même, sur une chaise à le surveiller. Et puis à la fin, j’encaisse le pognon bien évidemment. Cette méthode de travailler dans un secteur où nous sommes au service de l’individu choquerait-elle ?

Retournons donc au supermarché où désormais galèrent les petits vieux qui y voient rien, les femmes d’affaires en tailleur qui s’appliquent et dérapent perchées sur leur haut talon et dont la longueur d’ongles est peu compatible avec l’écran tactile, ce qui ralentit tout le monde.

J’ai vu peu de gens pas galérer au moins une fois.

Et puis un jour, une femme m’apparaît. Brune, les yeux noisettes, la peau brunie par le soleil, les

cheveux noirs en cascade dont les boucles s’embobinent dans le décolleté plongeant sur une

poitrine aussi pulpeuse que l’ourlet de ses lèvres qui la rendrait presque naïve si son regard sûr et

pénétrant n’avait pas attiré le mien pour me dire qu’elle maitrise le concept, Elle.

Je l’observe, un peu fascinée par son assurance qui dénote avec sa petite robe hors saison

dévoilant subtilement une sublime cambrure, et ses bijoux au poignet qui s’entrechoquent

émettant ainsi le doux son d’un grelot à chacun de ses geste lents et assurés. Elle clôture toutes ses courses rapidement et quitte les lieux en roulant des hanches d’un pas léger.

Je la retrouve peu de temps après sur le parking . Lui lance un demi sourire et lui exprime toute mon admiration sur un ton amusé « Vous êtes plus douée que tous les autres » .

Elle sourit .

S’approche de moi et me murmure à demi mot « Je ne paye qu’un article sur deux ».

Je viens de rencontrer celle qui déjoue le système. Elle est mon héroïne.

Elle m’explique brièvement me voyant assoiffée de ses réponses qu’elle prononce sans que j’ai besoin de lui poser les questions, qu’elle n’est pas de la région, qu’elle a pleinement les moyens financiers de payer ses courses sans jouer les voleuses mais de faire le boulot d’une autre pour économiser des humains au profit des machines c’est sa manière de se rebeller, de défier une société qui finira robotiser .

Et tac. Elle dupe les caisses comme un challenge, un devoir envers l’humanité, comme une ouverture d’esprit moderne libre révoltée, comme le ciel s’ouvre sous ses pieds lorsque qu’elle déambule fièrement.

Cette femme est une vision, la chair chaude de ce monde de progrès, de demain ou d’hier.

Sans entrer dans un long débat politique ou un quelconque discours moralisateur que j’exècre tellement la vision manichéenne du bien du mal et du jugement m’exaspère, j’ai surtout repensé au texte d’Augustin et je conclurai plutôt avec ses mots :

« J’ai peur de l’interchangeabilité des êtres.

J’ai peur de l’invasion de la virtualité, de ce qui existe sans exister, de ce que l’on ne peut saisir, ni contrôler qui pourtant sans cesse nous obsède, rivés à nos écrans, aspirés par le tourbillon des images des événements qui se succèdent et s’annulent dans un même mouvement.

J’ai peur de la négation de l’être devenu soudain invisible.

Je veux la chair et la sueur.

Je veux le souffle et la salive.

Je veux sentir palpiter exister .

Je veux prendre par les épaules et caresser la nuque.

Je veux toucher la peau, entendre la voix et y répondre.

Je préfère le désordre des humains à l’ordre des machines.

J’ai peur de la déchéance de la poésie.

Je veux toujours regarder le bleu du ciel en pensant qu’il est un élément majeur du décor qui me protège.

Je veux toujours regarder la lumière qui traverse les feuilles des arbres quand vient le printemps et me dire qu’elle est liquide comme la sève.

Je veux sentir la terre chaude sous mes pieds nus. Fermer les yeux et penser que nous ne formons qu’un seul corps, qu’un seul coeur, nous autres les femmes et les hommes du vaisseau

monde.

Je veux croire au chant des oiseaux et au pardon de la nature que nous avons dévorée.

Je veux toujours plonger de mes rochers imaginaires qui me ramènent à mon enfance.

Célébrons l’incroyable aventure de la vie, de la vraie vie.

Nous sommes nés pour l’étreinte et la passion. »

Valérie Marais